Le malentendu néochamanique peut devenir gigantesque

Par le Dr Jacques Mabit

 
« Chamanisme amazonien » / « stagiaires occidentaux ». La juxtaposition de ces deux termes auraient sans doute plongé nos ancêtres dans la perplexité. Ils nous sont devenus familiers. Or, selon un homme du terrain, notre tranquille assurance cache un malentendu dangereux. On ne franchit pas en sifflotant le gouffre millénaire séparant la modernité de la magie préhistorique ! L’alarme est d’autant plus fondée qu’elle émane d’un thérapeute qui n’a pas craint pour sa réputation en sortant du chemin, à la rencontre passionnée des « hommes médecine » de la jungle. Ami de Jeremy Narby ou de Jan Kounen. il jette sur le tourisme chamanique un regard inquiet.

Depuis plus de dix ans, le Dr. Jacques Mabit organise des stages pour Occidentaux auprès des chamans d’Amazonie péruvienne. Au début, son action se concentrait sur les toxicomanes, à qui la visite « magique » de leur intériorité permettait paradoxalement de s’arracher à la drogue. Mais peu à peu le « néochamanisme » est devenu à la mode et le centre Takiwasi (L’oiseau qui chante) a accepté de s’ouvrir à un public de plus en plus large. Aujourd’hui, Jacques Mabit tente un bilan et son discours est plus qu’ambivalent. Selon lui, beaucoup de naïveté, une impatience infantile, des habitudes douillettes, une trop longue coupure d’avec la nature et le corps sauvages et, plus que tout peut-être, une ignorance crasse et généralisée de la dimension symbolique véritablement vécue (associée à une hypertrophie de l’ego) font de la rencontre entre Occidentaux et chamans un marché de dupe plus souvent qu’on ne le croit. Et comme l’objet du malentendu n’est rien d’autre que l’éveil de la conscience (!), l’illusion peut rapidement se transformer en terrifiant labyrinthe. Extraits d’un article du Dr Jacques Mabit, paru à l’été 2005 dans la revue Synodies.

La déferlante « chamanique »

Dans le petit havre de Haute-Amazonie où je réside depuis presque vingt ans, je vois déferler une vague croissante d’Occidentaux avides d’aborder les pratiques des médecines traditionnelles amazoniennes. Ayant moi-même été un des initiateurs de ce mouvement, je ne peux m’empêcher d’hésiter entre la satisfaction et l’épouvante face à cet engouement pour ce qu’il est convenu de placer maintenant sous le vocable de « chamanisme », inadéquat sur le plan anthropologique (…)
On assiste actuellement à un débarquement massif de citoyens des pays du Nord dans les recoins les plus isolés des forêts, des montagnes et des déserts du Pérou, et d’ailleurs, pour y dénicher le « chaman » encore « vierge » qui les réconciliera avec eux-mêmes (les choses se compliquent depuis que le mouvement inverse s’est amorcé, avec déplacement de « chamans » vers l’Europe, sans parler des blancs se présentant comme initiés, capables de se substituer aux maîtres indigènes) (…)

[Or], l’univers symbolique de référence des uns et des autres est totalement distinct, et c’est précisément cette grille de lecture des vécus intérieurs qui sera mise en jeu lors des expériences chamaniques comme par exemple avec la prise d’ayahuasca. On risque donc fort, si notre voyageur occidental n’est pas un tant soit peu formé à la symbolique de sa propre culture (ce qui est devenu la règle), de le voir prendre des vessies pour des lanternes, des charlatans pour des grands maîtres et des visions personnelles pour des révélations universelles. Et la capacité d’auto-illusion est telle que face à l’attente mise en jeu et aux investissements engagés sur une telle démarche, l’impétrant n’a cure qu’on le mette en garde sur son ingénuité quand il croit entendre de son « maître » qu’il fait partie désormais des « initiés. La question se pose donc : un Occidental peut-il aborder l’expérience chamanique, de manière à en tirer un réel bénéfice et à ne pas contribuer à la dégradation accélérée de ces pratiques dans les sociétés traditionnelles ?

Quand Monsieur Dupont rencontre un chaman indien

[Nous nous savons incapables d’endurer physiquement même une fraction de l’expérience réelle d’un sorcier amazonien. Mais nos fantasmes d’affinité s’alimentent autrement. Ainsi,] l’Occidental croit voir dans le chaman un homme qui a fait un long travail sur lui-même et shaman-et-chef-spirituel-achuarvaincu ses démons intérieurs : un mélange du « bon sauvage » de Rousseau et d’un « éveillé » oriental. Or, un Indien peut devenir un expert dans le maniement des forces invisibles de la nature (notamment humaine), sans avoir fait le moindre travail sur lui-même, ayant essentiellement accumulé dans son corps les armes énergétiques nécessaires au combat.

[Dans le monde tribal, extrêmement structuré et hiérarchisé, la survie du groupe a priorité sur l’individu et la loi du talion (« œil pour œil ») doit en permanence rééquilibrer les relations à l’autre, dont le dysfonctionnement explique tous les maux.] Alors que notre fond occidental gréco-judéo-chrétien réclame que nous fassions de l’autre un frère et non un adversaire, l’individu représentant notre but suprême.

On peut avoir à faire à un très grand sorcier, un homme puissant mais qui ne contrôle nullement ses pulsions égotiques. La plupart des chamans sont redoutés de leurs proches pour ce pouvoir de retournement agressif toujours possible (…) C’est pourquoi de nombreux jeunes Indiens refusent l’apprentissage chamanique : cela les expose « à être haïs toute leur vie » ! (…)

Face à ce monde de sorcellerie extrêmement active, bien des 0ccidentaux se croient prémunis du fait « qu’ils n’y croient pas ». Ils riraient si un Indien leur disait être prémuni d’un virus ou d’une bactérie parce qu’il n’y croit pas ! (…)

L’angle aveugle du cerveau droit

De même que les Occidentaux ont développé de façon extraordinaire les fonctions psychiques du cerveau gauche, les groupes ethniques amazoniens sont des experts dans le maniement des fonctions psychiques du cerveau droit qui, chez nous, est sous-employé. On peut comparer notre ignorance en la matière à celle d’un Indien amazonien moyen en physique quantique ou en philosophie germanique. Un grand chaman peut s’avérer incapable d’exprimer ses expériences en séquences logiques. À l’inverse, combien de grands savants occidentaux sont inaptes à gérer leur vie émotionnelle ou interpréter leurs rêves ?

Les chamans ont développé des techniques sophistiquées de maîtrise des énergies – processus de matérialisation-dématérialisation, de maîtrise de l’humeur des sujets, d’induction de pensée par les rêves, etc. Ces fonctions qui échappent à notre formation occidentale intègrent l’espace inconscient de notre psyché. Leur manipulation est d’autant plus efficace sur nous que nous en ignorons l’existence. Ainsi, il existe un art chamanique de la séduction extrêmement développé, [à visée sexuelle, mais pas seulement, qui touche à leur insu beaucoup de « touristes chamaniques ».] (…)

Élargissement de la conscience ou inflation de l’ego ?

Le quiproquo s’établit aussi sur la finalité de la démarche chamanique. L’Occidental veut comprendre avec sa tête, afin de satisfaire son inquiétude et trouver la paix, qui est d’abord celle de son mental agité. Pour un habitant de l’Amazonie, l’angoisse essentielle concerne son équilibre avec la nature et le monde invisible, sa capacité de travail physique à maintenir son auto-suffisance, à survivre. Si son corps est purifié, il sait qu’alors sa tête aussi fonctionnera mieux, qu’il aura des rêves, que les esprits s’approcheront… Pour l’Occidental, c’est l’absence de vision qui est génératrice de frustration, car c’est ce qu’il en attend : il ignore que, pour la plupart des ethnies amazoniennes, la prise d’ayahuasca est secondaire par rapport à l’ingestion des préparations végétales purgatives ! Quand un Indien prend l’ayahuasca, le chaman lui demande surtout si les plantes vomitives ont eu de l’effet, car c’est la purification physique qui signe le succès de la prise. (…)

[Plus généralement], même dans un contexte idéal, avec un chaman correct, l’absence de préparation à l’entrée dans l’univers symbolique peut engendrer de sérieux problèmes. Pour l’Indien au sein de sa tribu, le bagage culturel transmis depuis l’enfance fournit une grille de lecture sur les expériences chamaniques : une cosmogonie, des interprétations collectives, des légendes, des mythes, des histoires familiales ou claniques qui lui permettent automatiquement de situer son vécu par rapport à lui-même et son univers de référence. À l’opposé, l’appauvrissement symbolique de l’éducation rationnelle occidentale, le réductionnisme du mythe scientifique et la désacralisation des pratiques cultuelles, produisent des citoyens dépourvus de repères clairs du monde intérieur, aussi bien que de toute dimension transcendante. Et la disparition des rites de passage « fabrique » en masse des adultes qui ne sont pas nés psychiquement et demeurent enfermés dans un monde maternant, d’où les fonctions psychiques masculines sont exclues et deviennent inaccessibles. Chez l’Occidental, les processus de réification sont une tentation permanente, « chosifiant » ce qui est d’ordre symbolique. Le symbolisme s’est chez nous tellement vidé de sa substance qu’il n’a plus aucune fonction opératoire et s’est transformé en un reflet de la virtualité informatique. Par exemple, bien des féministes sont offusquées par le fait que, selon les guérisseurs, une femme ne peut pas prendre l’ayahuasca quand elle a ses règles ; elles souhaitent interpréter cette donnée comme un vestige machiste de tribus primitives ou bien à travers une lecture psychanalytique autour de la question du désir. Elles tendent donc à transgresser cette recommandation très importante, qui concerne concrètement le fait que les émanations du sang menstruel [interdisent momentanément, sur le plan énergétique, les voyages intérieurs].

Quant à l’ego, avec sa prétention à la toute-puissance, il se saisit immédiatement des expériences chamaniques pour se les approprier. Combien d’Occidentaux qui prennent l’ayahuasca et visualisent l’énergie dans leurs mains, croient immédiatement qu’ils sont appelés à devenir guérisseurs ou l’étaient déjà sans le savoir ? (…)

Et il y aurait encore bien des éléments culturels à développer, qui caractérisent le monde tribal et peuvent être source d’incompréhension entre Indiens et Occidentaux. Ainsi, la franchise occidentale sera perçu presque toujours comme une agression par un Indien dont l’impossibilité culturelle à dire « non » sera vue comme une hypocrisie par le visiteur occidental. Comment faire comprendre en peu de mots que l’amitié entre un homme et une femme n’existe pas dans le contexte tribal ? Une Européenne bien intentionnée, qui accepte aimablement un geste d’un indien, lui signifie en fait qu’elle est disponible sexuellement.

Les portes de la réconciliation

Dire que « chacun possède un chaman à l’intérieur de soi » nous paraît au mieux une boutade, au pire un mensonge. Les vocations sont rares et il y a également peu de personnes qui ont un « Mozart ou un Modigliani à l’intérieur de soi ». À l’heure où il faut des années de formation pour devenir un technicien spécialisé, on est surpris d’apprendre qu’on peut devenir chaman et maîtriser les états de conscience en quelques week-ends de formation en forêt de Fontainebleau ! De nombreux stages dits chamaniques proposés dans le contexte new age font appel en réalité à des techniques de relaxation, de rêve éveillé, d’induction hypnotique, etc., mais n’ont de chamanique que le nom (…)

L’initiation est un processus lent et long qui demande l’intégration des expériences à divers niveaux (physique, psychique, émotionnel, spirituel) et pour lequel un Occidental ne peut faire l’impasse sur sa propre culture. Plutôt qu’une fuite vers un autre monde, il s’agit de réintégrer ses propres racines et se réconcilier avec soi-même et ses ancêtres, ce qui, chez nous, signifie se réapproprier également notre fondement culturel judéo-chrétien. Le détour par une culture ancestrale peut s’avérer judicieux à la condition de nous préparer à revenir « à la maison ». En outre, lacquisition préalable ou simultanée d’une formation à la relation d’aide ou bien à une profession qui inclut une dimension thérapeutique me paraît essentielle. L’expérience chamanique doit se préparer avant, se conduire ensuite au sein d’un dispositif symbolique de contention et enfin être suivie d’étapes ultérieures d’intégration du vécu. Elle requiert donc un espace spécifique.

À ces conditions, l’Esprit qui souffle où il veut et quand il veut, pourra inspirer des vocations thérapeutiques qui s’enracinent dans des cultures différentes mais qui parlent de l’Homme éternel.

Publié dans : Revue Synodies « Le transpersonnel ? », été 2005, Ed. GRETT (Groupe de Recherche en Thérapies Transpersonnelles)

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